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Retour de Londres avec l’or des dix mille, donc, qu’Émile complète avec une petite médaille d’argent aux cinq mille, et c’est emballé pour cette fois. Mais il n’y a pas que les Jeux olympiques dans la vie, ce n’est pas tous les jours aussi drôle. Un an plus tard il doit courir dans sa région natale, sur le stade d’Ostrava, contre seize autres concurrents militaires.

Or la veille il se trouvait à Gottwaldov et n’a pu attraper que l’express de 23 heures. Le train était bondé, le voyage a duré cinq heures pendant lesquelles Émile a dû rester debout dans le couloir du wagon, sans rien à manger que des biscuits arrosés d’un peu de bière offerts par un permissionnaire. Il est encore mort de fatigue en arrivant à Ostrava et s’endort dans le tramway, heureusement qu’un autre soldat qui l’a reconnu le réveille à l’arrêt du stade.

Quand retentit le coup de pistolet de ces nouveaux dix mille mètres, Émile ne désire pas se donner en spectacle, et que le public soit assez clairsemé ce jour-là dans les gradins n’y est pour rien, c’est juste qu’il n’a pas la tête à ça. Il ne s’est pas spécialement entraîné la veille, il est vraiment crevé, vivement qu’on en finisse. Cependant la piste est en très bon état, elle vient d’être refaite avec ses grands virages qui ont toujours favorisé les performances. Mais ce n’est que machinalement qu’Émile, prenant presque aussitôt la tête du groupe, se trouve assez vite détaché de ses concurrents, de plus en plus loin devant eux.

Il court, il court sans se poser de questions puis le haut-parleur annonce que, dans les premiers tours, ses temps intermédiaires sont supérieurs à ceux de Heino. Or celui-ci, bien que battu à Londres, conserve toujours son record mondial. L’évocation des forêts profondes fait plaisir à Émile qui, ressentant toujours la fatigue du voyage, ne croit quand même pas pouvoir tenir le rythme. Mais, après le septième kilomètre, il change d’avis et, se sentant encore disposer de quelques réserves, il décide de tenter sa chance. Il la tente et voilà, ça y est, il bat le record du monde.

Champion du monde : la réaction est immédiate et on le nomme capitaine mais les ennuis commencent. On se concerte en haut lieu où l’on tient Émile, c’est certain, pour un phénomène du socialisme réel. Donc il vaut mieux qu’on se le garde, qu’on se l’économise et qu’on ne l’envoie pas trop à l’étranger. Plus il est rare et mieux ce sera. Puis il serait vraiment dommage que sur un coup de tête, à l’occasion d’un de ces voyages il passe comme certains de l’autre côté, l’immonde côté des forces impérialistes et du grand capital. Par conséquent, alors qu’Émile vient d’être invité pour un cinq mille mètres international à Los Angeles, on le convoque.

Camarade, lui dit-on, le comité militaire a décidé qu’à l’avenir, tu ne pourras participer à aucune compétition sportive sans autorisation préalable. D’accord, dit Émile, mais ça ne change pas grand-chose. Jusqu’ici je les ai eues, les autorisations. Eh bien justement, camarade, lui répond-on, les autorisations, tu ne les as plus. Tu peux disposer. Et le comité se fend d’un communiqué annonçant cette mesure, arguant que des invitations trop nombreuses à des réunions peu importantes éloignent Émile de ses devoirs militaires et l’empêchent de poursuivre son perfectionnement sportif.

Émile encaisse, mais ça ne lui plaît pas trop. Il ne dit rien mais le fait est que, les temps qui suivent, il se met à perdre assez régulièrement. Il devient négligent, finit troisième ou quatrième dans des courses qu’il aurait dû facilement gagner. Ça ne va pas bien fort, dirait-on, parfois il ne prend même pas le départ. Dans la presse étrangère, on fait d’abord semblant de ne pas comprendre. On dit Émile malade. On parle de blessure au pied, de tétanos, d’empoisonnement du sang, on spécule sur le triomphe des médecins qui l’avaient condamné. Ou bien on croit comprendre mais c’est avec diplomatie qu’on l’exprime : nous ne voulons pas attacher de crédit, écrit-on prudemment, aux bruits selon lesquels Émile est tombe subitement malade en apprenant que son déplacement prévu en Californie n’était plus autorisé par les autorités de son pays.

Mais tout ne va quand même pas si mal sur tous les fronts. Un samedi, plus souriante à son sujet, la presse sportive annonce : nouvelle épreuve, demain, pour Émile. Mais il ne s’agit que de son mariage avec Dana prévu pour le jour suivant. Et par un beau dimanche d’automne, dans son bel uniforme tout neuf de capitaine, il épouse en effet la fille du colonel, future championne olympique du javelot. C’est donc sous une double haie de ces armes que le cortège nuptial, provoquant d’énormes rassemblements, embouteille longuement les rues de Prague. Prague où, à part ça, tout le monde crève de peur.